Lettres de Denis DIDEROT à Etienne FALCONET

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« Il existait une très grande complicité entre DIDEROT et FALCONET, cependant les 2 amis étaient tous les 2 amoureux de Marie Anne COLLOT (Victoire pour Denis Diderot). A la fin de ce très long document nous comprenons  que la rupture était faite entre les 2 hommes. C’est ainsi qu’à la cour de Saint Pétersbourg, Denis DIDEROT commença à écrire « le Neveu de Rameau ». D’ailleurs dans les  nombreuses lettres, nous reconnaissons des phrase types de DIDEROT que nous retrouvons dans cette œuvre. »  En gras ou souligné lorsque DIDEROT parle de Marie Anne COLLOT.  COLOMBERO Christian
 
sculpture de Marie Anne COLLOT    
Marie-Anne Collot
Denis Diderot (1713-1784), écrivain
Photo (C) RMN-Grand Palais (Sèvres - Manufacture et musée nationaux) / Martine Beck-Coppola
Sèvres, Manufacture et musée nationaux
http://www.sevresciteceramique.fr/

NOTICE PRÉLIMINAIRE

Les lettres de Diderot à Falconet, réunies aujourd’hui pour la première fois en une seule série, ont eu la destinée singulière de presque toutes les œuvres du philosophe. Longtemps ignorées, elles ont été publiées partiellement, à de longs intervalles, et elles ne nous sont pas toutes parvenues.
M. Walferdin inséra, en 1831, au tome III des Mémoires et Ouvrages inédits, treize de ces lettres, d’après une copie appartenant à la famille de Vandeul. Toutefois, les quatre dernières sont en réalité de simples fragments de celle qui porte ici le numéro XIV. Jusqu’alors une seule lettre, la dernière dans notre classification, était connue : on la trouve dans l’édition des Œuvres de Falconet, donnée par Lévesque (Dentu, 1808, 3 vol. in-8°), dans les Mélanges de Fayolle et dans les éditions Belin et Brière.
Mme la baronne de Jankowitz de Jeszenisce, fille de Mme Pierre-Étienne Falconet, née Collot, et veuve du baron de Jankowitz, qui fut préfet et député de la Meurthe, mourut à Versailles, le 1er janvier 1866, léguant à la ville de Nancy une liasse de papiers provenant de son grand-père, divers portraits peints par son père, enfin quelques bustes en plâtre et en marbre de sa mère. Les tableaux et dessins qui avaient appartenu à Falconet furent vendus à Paris, le 10 décembre 1866.
Lorsque M. Charles Cournault, alors conservateur du Musée Lorrain, dépouilla le volumineux dossier qui y avait été déposé, il y retrouva vingt-deux lettres inédites de Diderot, ainsi que deux copies, très-raturées par Falconet, de la discussion sur la postérité, sur Pline et sur Polygnote. Les lettres de Diderot s’arrêtaient en 1773, avant son départ pour la Russie ; Mme de Jankowitz, obéissant à un scrupule filial exagéré, avait brûlé les autres autographes de Diderot et les copies que Falconet avait gardées de ses réponses. Personne ne pourra donc savoir au juste à quel moment et pour quel motif éclata la rupture que l’on pressent dans les dernières pages de la correspondance imprimée.
Malgré cette irréparable lacune, les documents épargnés présentaient l’intérêt le plus vif et, par bonheur, tombaient entre des mains dignes d’en tirer le meilleur parti. M. Cournault publia d’abord dans la Revue moderne[2] toute la correspondance intime des deux amis, puis, dans la Gazette des Beaux-Arts[3], une étude biographique très-complète sur étienne-maurice falconet et Marie-Anne Collot, que nous avons souvent mise à contribution ; mais les épreuves des textes de la Revue moderne n’avaient pas été communiquées à M. Cournault ; il en résultait un grand nombre de fautes et même d’interpolations que celui-ci avait loyalement signalées à M. Assézat. Nous avons collationné ces textes sur les originaux du Musée Lorrain et nous osons croire qu’à part les différences orthographiques, dont nous ne tenons pas compte, nous en offrons une leçon rigoureusement exacte.
Telle qu’elle nous est parvenue, cette correspondance présente deux parts bien distinctes : l’une quasi officielle et publique qui dura jusqu’au départ de Falconet ; l’autre tout à fait intime et d’autant plus précieuse. La première était assurément celle à qui le sculpteur attachait le plus de prix ; il en fit faire plusieurs doubles et écrivit une sorte de postface intitulée Avertissement qui nous apprend l’origine même de ces démêlés et la forme qu’ils prirent : « … Diderot, le philosophe, et Falconet, le statuaire, au coin du feu, rue Taranne, agitaient la question si la vue de la postérité fait entreprendre les plus belles actions et produire les meilleurs ouvrages. Ils prirent parti, disputèrent et se quittèrent, chacun bien persuadé qu’il avait raison, ainsi qu’il est d’usage. Dans leurs billets du matin, ils plaçaient toujours le petit mot séditieux qui tendait à réveiller la dispute. Enfin la patience échappa ; on en vint aux lettres. On fit plus : on convint de les imprimer. Peut-être y avait-il dans les unes et les autres quelques idées assez peu communes pour mériter d’être contredites, attendu que la contradiction fuit les idées courantes. Toujours est-il certain que de la part de M. Diderot, jamais sujet ne fut traité d’une manière plus intéressante et plus du ton de la franche amitié. »
Le projet de publication en resta là tout d’abord : Falconet partit pour la Russie en septembre 1766. Les copies des neuf premières lettres furent alors communiquées à Voltaire, à Catherine II, à Grimm, à Naigeon, au prince Galitzin. Voltaire remercia Falconet par un petit billet, daté du 18 décembre 1767, que Diderot trouva « poli et sec ». Il n’est rien de plus, en effet. Catherine répondit « d’un coin de l’Asie » qu’elle se garderait bien de décider entre deux adversaires si convaincus de leur propre bonne foi. Sa lettre, publiée par M. Cournault, est des plus curieuses.
Après une dernière révision de cette discussion, en 1769, pendant un séjour au Grandval, Diderot ne s’en occupa plus. Mais la copie, conservée par Falconet, fut prêtée à un Anglais, William Tooke, qui la traduisit et la fit paraître à Londres, peut-être avec l’autorisation tacite de Falconet, depuis longtemps tourmenté du désir de rendre le public juge du procès.
Six ans après, le prince Galitzin s’entremit pour solliciter de Diderot l’autorisation de publier ses lettres avec leurs réfutations dans l’édition que Falconet préparait de ses œuvres. Diderot refusa net. Sa réponse, qu’on trouvera dans la correspondance générale, laisse planer sur son ancien ami l’accusation d’avoir tronqué le manuscrit primitif. En marge de l’autographe, le sculpteur a crayonné ces mots : « L’original existe et je puis le produire » ; mais soit qu’il ait été égaré, soit que Falconet ait eu intérêt à le détruire, il ne s’est point retrouvé dans ses papiers. Occupé par un travail très-important — sans doute l’Essai sur les règnes de Claude et de Néron — Diderot promettait néanmoins à Mme Falconet (Mlle Collot) de revoir cette correspondance dès qu’il aurait quelque loisir. Il n’en fit rien.
Méfiant, irascible, brutal même, « le Jean-Jacques de la sculpture » — un mot de Diderot — était, sous sa rude enveloppe, délicat et honnête. Privé du plaisir d’imprimer une controverse dont il tirait sans doute vanité, il ne laissa percer dans ses écrits aucune aigreur contre Diderot, ni aucune allusion à ce refus. Il ne pouvait oublier d’ailleurs que c’était à lui, à lui seul, qu’il avait dû l’honneur d’être choisi pour ériger la statue de Pierre Ier.
Au moment où la bibliothèque du philosophe allait être vendue à Catherine, en 1765, le prince Galitzin cherchait un artiste digne de concevoir et d’exécuter le monument que la czarine voulait élever à son terrible prédécesseur. Il s’adressait tour à tour à Pajou, à Coustou, à Vassé, qui lui demandaient, l’un 600,000 livres, l’autre 450,000, le dernier 400,000. Diderot, apprenant son embarras, lui présentait Falconet, dont les cinq figures exposées au Salon de cette année avaient été fort admirées (voir t. X, p. 426), et quelques jours après le traité se signait : « Ç’a été l’ouvrage d’un quart d’heure et l’écrit d’une demi-page. » Ce contrat, que M. Cournault a publié, mais que sa longueur nous empêche de reproduire dans cette notice, fait honneur à celui qui en a déterminé les clauses et à ceux qui les ont acceptées. Rien d’essentiel n’y avait été omis. Il était daté du 27 août 1766 ; le 8 septembre, Falconet quittait Paris, avec Mlle Collot, son élève, dont le talent précoce pouvait lui être et lui fut fort utile. Née à Paris, en 1748, Marie-Anne Collot, que Diderot et Grimm appellent Mlle Victoire, avait été abandonnée par son père, et son frère avait dû, pour vivre, entrer comme apprenti chez Le Breton. Élève de Falconet dès l’âge de seize ans, elle modela, sans le secours de son maître, divers bustes, entre autres celui de Préville en Sganarelle, celui de Diderot, celui du prince Galitzin « qui, dit Grimm, est parlant comme les autres. » L’excellente monographie de M. Cournault et le catalogue du Musée de la ville de Nancy, rédigé par ses soins, compléteront une liste d’œuvres que nous ne pouvons qu’indiquer. Mlle Collot serait depuis longtemps célèbre si la sculpture française avait parmi nous le rang qu’elle devrait tenir.
Falconet débarquait à peine, que Catherine écrivait à Mme Geoffrin, le 21 octobre 1766 : « … M. Diderot se sert du truchement Betzky pour répandre la sensibilité de son cœur à quelques centaines de lieues de son habitation ; il nous recommande ses amis, il m’a fait faire l’acquisition d’un homme qui, je crois, n’a pas son pareil : c’est Falconet. Il va incessamment commencer la statue de Pierre le Grand. S’il y a des artistes qui l’égalent en son état, on peut avancer, je pense, hardiment qu’il n’y en a point qui lui soit à comparer par ses sentiments ; en un mot, c’est l’ami de l’âme de Diderot[5]. »
Le philosophe l’appelle en effet ainsi dans une des lettres qu’il lui adressa de 1766 à 1773, et dont chacune prouve sa sollicitude envers les deux absents, en même temps que la fermeté avec laquelle il défendait ses autres amis ou ses opinions.
Le modèle de la statue de Pierre Ier était terminé] mais la fonte, retardée par mille circonstances, n’avait pas encore eu lieu quand Diderot arriva en Russie. L’inscription qui devait être gravée sur le socle préoccupait Catherine qui, le 18 août 1770, écrivait à Falconet :
« N’ayez pas peur que je donne dans l’absurdité des inscriptions qui ne finissent pas. Je n’ai jamais pu entendre jusqu’au bout celle dont vous me faites mention. Je m’en tiens à celle que vous savez, en quatre mots : Petro Primo Catharina secunda. »
Diderot en proposa deux, l’une qui manquait de concision : Petro nomine primo monumentum consecravit Catharina nomine secunda, l’autre, aussi pesante que le rocher dont elle évoque l’image : Conatu enormi saxum enorme advexit et subjecit pedibus heroïs redivira virtus !
Toutes deux furent rejetées. Ce léger échec le blessa moins que la réception de Falconet chez qui il comptait loger ; celui-ci s’excusa de ne pouvoir lui donner la chambre dont il avait disposé pour son fils qui venait également d’arriver. Diderot s’en fut chez M. de Nariskin qui le garda jusqu’à son départ. « La lettre que mon père écrivit à ma mère sur la réception de Falconet est déchirante, dit Mme de Vandeul. Ils se virent pourtant assez souvent pendant le séjour de mon père à Pétersbourg, mais l’âme du philosophe était blessée pour jamais. »
La rupture n’éclata que dans les premiers mois de 1774 ; car la dernière lettre de notre série est datée du 6 décembre 1773, et l’on ne se douterait guère en la lisant du ressentiment de celui qui l’écrivit. Il y reprend la vieille querelle de la prétendue supériorité des anciens sur les modernes ; il loue Falconet d’avoir osé confier l’exécution de la tête du czar à Mlle Marie Anne Collot ; il s’y montre, en un mot, ce qu’il était jadis rue Taranne ou dans la « chaumière » de la rue d’Anjou. Mais le charme était rompu ; le pieux auto-da-fé de Mme de Jankowitz permet précisément de croire que son aïeul dépassa peu après toute mesure. La blessure, cette fois, ne se referma pas et les deux amis ne se revirent jamais. »

I

Ce 10 décembre 1765.

OUI, je veux vous aimer toujours ; car je ne vous en aimerais pas moins, quand je ne le voudrais pas. Je pourrais presque vous adresser la prière que les Stoïciens faisaient au Destin : « Ô Destin, conduis-moi où tu voudras, je suis prêt à te suivre : car tu ne m’en conduirais et je ne t’en suivrais pas moins, quand je ne le voudrais pas. »
Vous sentez que la postérité m’aimera, et vous en êtes bien content ; et vous sentez bien mieux qu’elle vous aimera aussi, et vous ne vous en souciez pas. Comment pouvez-vous faire cas pour un autre d’un bien que vous dédaignez pour vous ? S’il vous est doux d’avoir pour ami… Je m’arrête là, je crois que j’allais faire un sophisme qui aurait gâté une raison de sentiment.
Il est doux d’entendre pendant la nuit un concert de flûtes qui s’exécute au loin et dont il ne me parvient que quelques sons épars que mon imagination, aidée de la finesse de mon oreille, réussit à lier, et dont elle fait un chant suivi qui la charme d’autant plus, que c’est en bonne partie son ouvrage. Je crois que le concert qui s’exécute de près a bien son prix. Mais le croirez-vous, mon ami ? ce n’est pas celui-ci, c’est le premier qui enivre. La sphère qui nous environne, et où l’on nous admire, la durée pendant laquelle nous existons et nous entendons la louange, le nombre de ceux qui nous adressent directement l’éloge que nous avons mérité d’eux, tout cela est trop petit pour la capacité de notre âme ambitieuse, peut-être ne nous trouvons-nous pas suffisamment récompensés de nos travaux par les génuflexions d’un monde actuel. À côté de ceux que nous voyons prosternés, nous agenouillons ceux qui ne sont pas encore. Il n’y a que cette foule d’adorateurs illimitée qui puisse satisfaire un esprit dont les élans sont toujours vers l’infini. Les prétentions, direz-vous, sont souvent au delà du mérite. D’accord, mais n’y voyez-vous pas un hommage merveilleux, vous me l’avez dit, et certainement vous êtes trop éclairés tous tant que vous êtes pour que l’avenir soit jamais assez osé pour penser autrement que vous ?
Vous voyez, mon ami, que je me moque de tout cela, que je me persifle moi et toutes les autres mauvaises têtes comme la mienne : eh bien, vous l’avouerai-je, en regardant au fond de mon cœur, j’y retrouve le sentiment dont je me moque, et mon oreille, plus vaine que philosophique, entend même en ce moment quelques sons imperceptibles du concert lointain.
O curas hominum ! O quantum est in rebus inane[8] !

Cela est vrai, mais réduisez le bonheur au petit sachet de la réalité, et puis dites-moi ce que ce sera. Puisqu’il y a cent peines d’opinions, dont il est presque impossible de se délivrer, permettez à ces pauvres fous de se faire, en dédommagement, cent plaisirs chimériques. Mon ami, ne souillons point sur ces fantômes, puisque notre souffle n’écarterait que ceux qui nous suivraient toujours, d’un peu plus près ou d’un peu plus loin.
Ô le joli moment ! comme la tête allait s’exalter, si j’avais le temps de la laisser faire ! Mais il faut que je vous quitte pour aller à des êtres qui ne vous valent pas, sans flatterie, et pour dire des choses dont la postérité ne s’entretiendra pas.
En vérité, cette postérité serait une ingrate si elle m’oubliait tout à fait, moi qui me suis tant souvenu d’elle.
Mon ami, prenez garde que je ne fais nul cas de la postérité pour les morts, mais que son éloge, légitimement présumé, garanti par le suffrage unanime des contemporains, est un plaisir actuel pour les vivants, un plaisir tout aussi réel pour vous que celui que vous savez vous être accordé par le contemporain qui n’est pas assis tout à côté de vous, mais qui parle de vous quoiqu’il ne soit pas entendu de vous.
L’éloge payé comptant, c’est celui qu’on entend tout contre, et c’est celui des contemporains. L’éloge présumé, c’est celui qu’on entend dans l’éloignement, et c’est celui de la postérité. Mon ami, pourquoi ne voulez-vous accepter que la moitié de ce qui vous est dû ?
Ce n’est ni moi, ni Pierre, ni Paul, ni Jean qui vous loue ; c’est le bon goût, et le bon goût est un être abstrait qui ne meurt point ; sa voix se fait entendre sans discontinuer, par des organes successifs qui se succèdent les uns aux autres. Cette voix immortelle se taira sans doute pour vous, quand vous ne serez plus ; mais c’est elle que vous entendez à présent, elle est immortelle malgré vous, elle s’en va et s’en ira disant toujours : Falconet ! Falconet !

II

Janvier 1766.

Je ne crains pas le compas de la raison mais je crains sa partialité qui change de poids et de mesure selon les objets. Tu te repais d’opinions du matin jusqu’au soir, et puis après tu te mets à faire la petite bouche. Eh ! mon ami, le tissu de nos maux et de nos peines est ourdi de chimères où l’on n’aperçoit de loin en loin que quelques fils réels. La comparaison du concert n’est pas seulement agréable, elle est juste. Quel concert plus réel que celui que j’entends et dont je suis en état de chanter toute la mélodie et tous les accompagnements ? Cela est noté. Quand ce ne serait que la douceur d’un beau rêve ? Et n’est-ce rien que la douceur d’un rêve ? Et n’est-ce rien qu’un rêve doux qui dure autant que ma vie, et qui me tient dans l’ivresse ?
L’éloge de nos contemporains n’est jamais pur. Il n’y a que celui de la postérité qui me parle à présent, et que j’entends aussi distinctement que vous, qui le soit. L’envie meurt avec l’homme, ou si elle existe encore après lui, c’est pour continuer son rôle. On t’objecte Phidias à toi qui vis, quand tu ne seras plus elle t’objectera à ceux qui te suivront.
Je ne sais si les femmes riraient ; mais elles auraient tort. Qu’est-ce que fait une belle femme qui va chez La Tour multiplier ses charmes sur la toile, ou dans ton atelier les éterniser en bronze ou en marbre ? Elle y porte la prétention de plaire où elle n’est pas, et quand elle ne sera plus. Dès ce moment elle entend ceux qui sont à cent lieues et à mille ans d’elle s’écrier : « Oh ! qu’elle est belle ! » Et son bonheur et son orgueil redoublent. Se trompe-t-elle dans son jugement ? Non. Si elle ne se trompe pas elle est heureuse, et quand elle se tromperait elle le serait encore.
Point d’injures. Il n’y a point de plaisir senti qui soit chimérique, le malade imaginaire est vraiment malade. L’homme qui se croit heureux l’est. Il faut faire entrer en ce calcul, lorsqu’il s’agit du prix de la vie, jusqu’au plaisir momentané du crime ; Ixion est heureux quand il embrasse sa nuée, et si la nuée lui présente sans cesse l’objet de sa passion et ne s’évanouit pas entre ses bras, il est toujours heureux.
À l’application ; j’avoue que
Vixêre fortes ante Agamemnona
Multi ; sed omnes illacrimabiles
Urgentur ignotique longâ
Nocte, carent quia vate sacro
Mais les grands noms sont maintenant à l’abri de ces ravages, et tu subsisteras éternellement, ou dans un fragment de marbre, ou plus sûrement encore dans quelques-unes de nos lignes ; il n’y a plus qu’un bouleversement général du globe qui puisse éteindre les sciences, les arts, et ensevelir les noms des hommes célèbres qui les ont cultivés avec succès. La lumière de l’esprit peut changer de climat, mais elle est aussi impérissable que celle du soleil. Il y a deux grandes inventions : la poste qui porte presque en six semaines une découverte de l’équateur au pôle, et l’imprimerie qui la fixe à jamais.
J’aime bien à entendre dire à un homme qu’il ne met pas à la loterie, et qui a un billet dans sa poche. Tu n’es pas sourd, tu contrefais le sourd, et si personne fut jamais dans le cas du proverbe, c’est mon ami Falconet. Les pires de tous les sourds sont ceux qui ne veulent pas entendre.
La crainte du mépris, de la honte, de l’avilissement, sont des petits motifs qui empêchent de faire mal ; mais qui, incapables d’exalter l’âme, ne feront point tenter de grandes choses. Ce n’est pas assez pour la plupart des choses difficiles de ne vouloir point être blâmé. Le repos et l’obscurité suffisent à ce but ; il faut vouloir être loué, faire un cas infini de ses semblables qui sont, de ses semblables qui seront, et brûler d’une soif inextinguible de leur louange. Voilà le sentiment qui fait haleter ; voilà le sentiment qui foule aux pieds l’envieux ; voilà le sentiment qui fait reprendre la lyre, la plume, le pinceau, le ciseau.
Vous me dites toujours que vous comptez pour rien l’éloge qui est à cent pas de vous, et vous n’osez pas assurer nettement que vous fassiez aussi peu de cas de celui qu’on vous accorde à votre insu, à Londres ou à Pékin. Mon ami, si nos productions pouvaient aller dans Saturne, nous voudrions être loués dans Saturne, et je ne doute point que si elles étaient de nature à voyager dans toutes les parties de l’univers, comme elles sont de nature à voyager sur tous les points de notre globe, et à passer à toute la durée successive, l’émulation ne s’étendît avec cette sphère, et que l’artiste ne fît plus pour l’espace immuable, immense, infini, éternel, que pour un point de cet espace.
Et que me dites-vous de cette comète qui vient frapper notre globe ! S’il arrivait jamais que l’orbe des comètes se connût assez bien pour qu’on démontrât que dans mille ans d’ici un de ces corps se rencontrera avec notre terre dans un point commun de leur course, adieu les poëmes, les harangues, les temples, les palais, les tableaux, les statues ! Ou l’on n’en ferait plus, ou l’on n’en ferait que de bien mauvais. Chacun se mettrait à planter ses choux, et vous tout aussitôt qu’un autre. Si l’on peignait encore des galeries, c’est qu’on supposerait que l’astronome a fait un faux calcul. Ce serait bien la peine d’embellir une maison qui n’aurait plus qu’un moment à durer. En un mot, mon ami, la réputation n’est qu’une voix qui parle de nous avec éloge, et n’y aurait-il pas de la folie à ne pas mieux aimer son éloge dans la bouche qui ne se taira jamais que dans une autre ?
Malgré que nous en ayons, nous proportionnons nos efforts au temps, à l’espace, à la durée, au nombre des témoins, à celui des juges ; ce qui échappe à nos contemporains n’échappera pas à l’œil du temps et de la postérité. Le temps voit tout ; autre germe de perfection. Cette espèce d’immortalité est la seule qui soit au pouvoir de quelques hommes, les autres périssent comme la brute. Pourquoi ne vouloir pas que je sois jaloux et que je prise cette distinction particulière à quelques individus distingués de mon espèce ? Que suis-je ? des rêves, des pensées, des idées, des sensations, des passions, des qualités, des défauts, des vices, des vertus, du plaisir, de la peine. Quand tu définis un être, peux-tu faire entrer dans ta définition autre chose que des termes abstraits et métaphysiques ? La pensée que j’écris c’est moi ; le marbre que j’anime c’est toi. C’est la meilleure partie de toi, c’est toi dans les plus beaux moments de ton existence, c’est ce que tu fais, c’est ce qu’un autre ne peut pas faire. Quand le poëte disait :
Non omnis moriar ; multaque pars mei
Vitabit Libitinam[11],

il disait une vérité presque rigoureuse. J’ai bien peur que tu n’aies prêché cette maudite philosophie meurtrière à ton fils, et que tu n’en aies fait un pourceau du troupeau d’Épicure.
Vous avez tout perdu en me faisant écrire ces chiffons-là ; mon projet était de faire un discours en forme, avec toute l’élévation, l’enthousiasme, la raison que je crois avoir, et, Dieu merci ! m’en voilà quitte. Le feu s’est évaporé, et je n’y reviens plus que pour vous tracasser. Bonjour, mon cher ami. Bonjour ; vous voyez bien qu’en vous disant cela, je vous baise sur les deux joues.

III

Janvier 1766.

Vous n’êtes point bête, je vous le jure ; vous avez fait seulement un petit pas du côté du vrai ; si j’en fais un autre, nous pourrons bien nous donner la main.
Je ne méprise pas le comptant, ni vous non plus ; je ne serai pas embarrassé de vous montrer que l’idée présente que j’ai du jugement favorable de la postérité est du comptant, puisque j’en jouis et que je suis heureux. Vous en jouissez vous-même, moins que moi peut-être, quoique vous y ayez plus de droit ; c’est une affaire de caractère. Mais vous en jouissez, puisque vous convenez assez franchement qu’après tout, il vaut mieux être préconisé par une voix qui loue sans cesse que par une bouche qui se tait quand nous n’avons plus d’oreilles. Il faudrait que vous fussiez fou ou peu vrai, si vous n’avouiez du moins que l’idée actuelle en est plus flatteuse.
Vous m’accusez de n’avoir pas répondu à tout, et d’avoir fait l’aveugle, quand je vous accusais de faire le sourd. Je n’ai pas mon griffonnage tout présent, mais je ne crois pas votre réponse bien fondée.
Je ne tiens point votre dernière lettre pour répondue. Au demeurant ayez la bonté de considérer, mon ami, que c’est vous qui défendez le paradoxe, et que par conséquent c’est, à la vérité, le côté vrai qui est pour moi, mais que c’est vous qui avez le côté amusant.
Vous plaisantez tant qu’il vous plaît, et il faut, moi, que je sois toujours sérieux. Diable ! il n’est pas question de plaisanter quand il s’agit de la vapeur qui repaît les narines des dieux, de la fumée odoriférante qui embaume nos temples, et du bonheur de mâcher la feuille sacrée qui fait les prophètes.
À propos, pourriez-vous bien me dire, mais là, en votre âme et conscience, comme si vous étiez devant Dieu, que la trompette sonnât, que nous l’entendissions tous deux, et que je pusse lire au fond de votre cœur ; pourriez-vous me dire si, tandis que moi qui ne regretterais ni un louis, ni deux, ni trois, ni quatre (voilà mes moyens) pour rendre votre Pygmalion et plusieurs de vos ouvrages invulnérables par la main du temps, vous ne donneriez pas, vous qui êtes le père et qui devez avoir des entrailles, un écu pour assurer la même prérogative à ces précieux enfants-là ? Si je vous fais une fois lâcher un écu, prenez garde.
Et vous aurez bien de la peine à ne pas lâcher le premier écu, car il serait, pardieu, aussi fou de tenir les cordons de sa bourse serrés pour ce que je vous demande, qu’il le serait de ne pas vendre au même prix l’immortalité, avec toute la fraîcheur de la jeunesse, à des enfants de chair et d’os à l’éducation desquels on aurait donné des soins infinis, et qui feraient un honneur universel à l’institution paternelle.
Est-ce que tu n’es pas père ? est-ce que tes enfants ne sont pas de chair ? Est-ce que quand tu t’es épuisé sur un morceau qui te satisfait, après le souris d’approbation, ne te vient-il pas un soupir de regret sur la lèvre en pensant que, passé le présent tribut précaire du jour, tout sera fini demain pour l’ouvrier et pour l’ouvrage ?
Et, certes, regardant et voyant ces pieds, ces mains, ces têtes, ces membres si délicats, je me suis quelquefois écrié douloureusement : « Pourquoi faut-il que cela finisse ? » et c’était du plus profond de mon cœur. Pourquoi le même sentiment, la même peine n’aurait-elle pas été au fond du tien, plus ou moins fortement sentie et prononcée ?
J’ai dit de ton ouvrage ce que j’ai quelquefois dit de Voltaire même, de l’homme, lorsque son poëme m’enchantait, et que je pensais à la caducité qui le touche (et la caducité a un pied sur le tombeau, et l’autre pied sur le gouffre) : « Pourquoi faut-il que cela meure ! » Allons, mon ami, là, avoue-moi que tu es, que tu as été et que tu seras un peu plus que tu ne dis. Si tu avais fait une mauvaise chose sur laquelle on eût écrit : Falconet fecit, qu’elle fût placée de manière à rester après toi, et que tu apprisses qu’elle est brisée, certes tu t’en réjouirais. À l’application !
Avez-vous le diable au corps, monsieur Falconet, de me faire saboter comme un pot, et d’enfourner dans un courant d’étude ma tête que d’autres êtres appellent ? Au premier instant de loisir et de bonne humeur, et puis je reprends mon Olinde. Bonjour, sophiste.

IV

Février 1766.

J’ai suivi le conseil que vous m’avez donné. J’ai repris vos lettres : je les ai placées devant moi, et j’ai écrit à mesure que je les lisais. Si je n’ai pas répondu à tout, ce n’est ni dissimulation, ni finesse, ni même insuffisance ; c’est inadvertance pure. Si vous connaissiez mes amis avec qui je ferraille sans cesse, ils vous diraient tous que personne n’avoue plus franchement que moi une bonne botte bien appliquée. Je vous présenterai mes idées isolées les unes des autres, parce que ce sera vous épargner la peine de les découdre. Je vous les présenterai d’une manière courte, sèche et abstraite, parce que, sous cette forme, elles en donneront peut-être moins de prise à votre subtilité. Je les dépouillerai de tout le faste oratoire, parce que vous êtes ombrageux, et que ma cicéronerie pourrait vous mettre en méfiance. Il n’y en a presque aucune qui n’eût échauffé mon âme et pris une teinte de pathétique ; mais on risque de vous faire rire, en cherchant à vous faire pleurer. Vous êtes le plus maudit adversaire qu’on puisse avoir en tête. J’ai voulu essayer ce qu’on obtiendrait de vous en s’abandonnant à votre discrétion, et si vous auriez la lâcheté de battre un homme qui se couche à terre ; car c’est se coucher à terre que de s’assujettir à la méthode scolastique et sentencieuse dans une affaire de verve, de sentiment et d’enthousiasme.
Tout ce qui tend à émouvoir le cœur et à élever l’âme ne peut qu’être utile à celui qui travaille. Or, le sentiment de l’immortalité ; le désir de s’illustrer chez la postérité ; de faire l’admiration et l’entretien des siècles à venir ; d’obtenir après sa mort les mêmes honneurs que nous rendons à ceux qui nous ont précédés ; de fournir une belle ligne à l’historien, d’inscrire aussi son nom à côté de ceux que nous ne prononçons jamais sans verser une larme, sans pousser un soupir, sans éprouver le regret ; de nous assurer les bénédictions que nous avons tant de plaisir à donner aux Sully, aux Henri IV, à tous les bienfaiteurs du genre humain, tend à émouvoir le cœur, à enflammer l’esprit, à élever l’âme, à mettre en jeu tout ce que j’ai reçu d’énergie. Donc, etc.
Archimède ordonna que l’on gravât sur son tombeau la sphère inscrite au cylindre.
On ne porte guère en soi le sentiment de s’immortaliser sans la conscience de quelque talent rare. Ce sentiment est grand ; il est honnête, même dans l’homme médiocre. Il est naturel au grand homme ; c’est une portion de son apanage, qu’il ne peut négliger sans un mépris cruel de l’espèce humaine.
Parmi toute cette canaille qui est à naître, et qui naîtra toutefois votre égal, votre supérieur, peut être au moins un juge, un poète, un artiste, un ministre, un souverain digne de vous.
Lorsque, sur la garantie de tout un siècle éclairé qui m’environne, je puis m’écrier aussi : Non omnis moriar, que je laisse après moi la meilleure partie de moi-même, que les seuls instants de ma vie dont je fasse quelque cas sont éternisés, il me semble que la mort en a moins d’amertume.
Parmi tant d’idées superstitieuses dont on a entêté les hommes, je suis toujours surpris qu’on ne leur ait pas persuadé qu’ils entendraient sans cesse sous la tombe le jugement qu’ils auraient mérité : l’homme de bien, la voix de la louange et du regret ; le méchant, la voix de l’anathème et de l’exécration.
Ma comparaison du concert lointain est douce, dites-vous, mais elle n’est pas juste ; pour la faire juste, il aurait fallu dire : J’entends un concert lointain. Eh bien ! soyez content, je l’entends. Tous les grands hommes l’ont entendu ; il ne tient qu’à moi de vous le faire entendre. Écoutez, Falconet, lorsque votre Pygmalion aura passé aux siècles à venir, voici ce qu’ils en diront…[12], mon éloge est celui du présent et de l’avenir.
Vous continuez : Quoi ! n’y a-t-il que cette foule d’adorateurs futurs et illimités qui puisse vous satisfaire ? Je ne dis pas cela, je n’en exclus aucun, et pourquoi exclurais-je ceux qui ne sont pas ? Est-ce que si vous avez fait un ouvrage aussi parfait que le Gladiateur, ce n’est pas l’éloge de la postérité que vous entendez dans celui d’Agasias ? Agasias n’est plus, mais son ouvrage achevé, était-il ridicule qu’au milieu des acclamations des Athéniens, il discernât la voix de Falconet qui n’était pas encore ?
On savait assez de son temps qu’Agasias avait fait le Gladiateur, et soyez sûr, mon ami, que ce n’est pas pour son siècle qu’il écrivit au pied de sa statue : ΑΓΑΣΙΑΣ ΕΠΟΙΕΙ. Voilà l’âme, voilà la grande âme. Comme l’œil et l’esprit qui s’élancent jusqu’aux étoiles fixes, elle se porte dans la durée et dans l’espace à des intervalles immenses. Si vous connaissiez alors sa joie, son tressaillement, son ivresse ! Mais vous la connaissez.
On plaignait Épaminondas de mourir sans enfants : « Que dites-vous ? répliqua-t-il d’une voix moribonde ; et Leuctres et Mantinée mes deux filles ! » Voilà, mon ami, la famille dans laquelle il avait vécu, et dans laquelle il se voyait survivre avec joie.
Je vous prie, mon ami, de lire cela à des femmes, et vous me direz si elles ont ri. Je sais bien que dans leurs plus grands écarts d’orgueil, leur imagination ne va point au-delà de leur vie. Vous avez très-bien dit : Les femmes en général, ainsi que bien des hommes, ne laissent rien à la postérité. Quand elles ne sont plus c’est omnino. Sur quoi diable compteraient-elles dans ce pays-là ?
Pourquoi ne vous êtes-vous pas toujours chargé de répondre vous-même à vos objections ? Vous ne m’auriez rien laissé à dire.
Insatiables philosophes, nous dites-vous, appréciateurs simulés des vrais biens, vous jouissez de Junon, et vous courez encore après la nuée. Hélas ! mon ami, laissez faire l’homme, il fait bien ; c’est son fort que d’être plus heureux en embrassant la nuée qu’entre les bras de Junon. Je dispose de la nuée ; et Junon dispose de moi. Pensez-y bien, et vous verrez que la nuée est aussi réelle et plus douce que la déesse.
Eh ! combien de fois le rêve du matin ne m’a-t-il pas été plus doux que la jouissance de l’après-midi ? Ne me détachez pas de la meilleure partie de mon bonheur. Celui que je me promets est presque toujours plus grand que celui dont je jouis. Ce n’est pas chez moi, c’est dans mon château en Espagne que je suis pleinement satisfait. Aussi quelque événement le renverse-t-il ? je me hâte bien vite d’en rebâtir un autre. C’est là que je me sauve des fâcheux, des méchants, des importuns, des envieux. C’est là que j’habite les deux tiers de ma vie. C’est là que vous pouvez m’écrire, quand vous ne pourrez pas venir.
Voilà la différence qu’il y a entre un Zoïle et moi. Celui-là trouble la douceur du concert présent : moi, j’accrois tant que je puis la douceur de ce concert, et je porte encore aux oreilles de Voltaire la douceur du concert à venir. Combien de fois ne lui ai-je pas écrit : « Laissez brailler maître Aliboron, et écoutez dans ma bouche ce que disent et pensent de vous les habiles gens, les honnêtes gens vos contemporains, et avec eux ce qu’en diront et penseront tous les honnêtes et habiles gens des siècles à venir. »
Lorsque mes contemporains modestes m’apportent avec leur éloge celui de la postérité, ce sont les représentants du présent et les députés de l’avenir ; et quelle raison puis-je avoir de séparer en eux ces deux caractères, d’agréer l’un et de dédaigner l’autre ? Ils ont, comme représentants et comme députés, les mêmes lettres de créance, la lumière de leur siècle et le bon goût de la nation. Ils ont, par la comparaison qu’ils font de moi avec les hommes les plus honorés des âges antérieurs, par l’expression de leur propre sentiment, par la perspective glorieuse qu’ils ouvrent devant moi, réuni le passé, le présent et l’avenir, pour m’offrir un hommage plus précieux, et il me paraît difficile de démêler ces parfums sans les affaiblir. S’ils sont bons juges du passé, ils sont bons témoins du présent, et garants sûrs de l’avenir. Si vous contestez leur garantie, rejetez leur témoignage, récusez leur jugement et fermez la porte de votre atelier.
Ah ! qu’il est flatteur et doux de voir une nation entière jalouse d’accroître notre bonheur, prendre elle-même la statue qu’elle nous a élevée, la transporter à deux mille ans sur un nouvel autel, et nous montrer et la race présente et les races à venir prosternées.
Mais si l’on encourage l’homme aux grandes choses, en lui montrant son nom qui s’en va d’âge en âge accompagné d’acclamations, de bénédictions de voix et de transports d’admiration, je vois qu’on réussit également à l’effrayer des mauvaises, en lui faisant entendre le jugement sévère de la postérité. Les pères portent cette voix terrible aux oreilles de leurs enfants, les citoyens aux oreilles de leurs concitoyens, les nations aux oreilles de leurs souverains. Dites à un homme : Si tu fais ainsi, ton nom sera béni dans tous les siècles ; et ses entrailles en tressailliront. Dites-lui : Si tu fais autrement, ton nom sera exécré ; et il en frémira.
Vous aurez bien de la peine à ne pas prendre pour un monstre celui qui n’aurait ni tressailli ni frémi : et pourquoi cela, s’il vous plaît ?
Les Égyptiens exposaient le cadavre de leur souverain sur les bords du Nil, et là ils lui faisaient son procès, et le jugeaient en présence de son successeur. Croyez-vous que pour peu que ce successeur eût une âme douce, honnête et sensible, cette cérémonie ne l’affectât pas, du moins pour le moment ; qu’il ne se mît pas par la pensée à la place du mort ; qu’il ne se dît pas a lui-même : Un jour, qui sera peut-être demain, je serai exposé comme celui-là ; c’est ainsi qu’on parlera de moi ? Je suis sûr que Henri IV se serait écrié : Ventre-saint-gris ! qu’ainsi ne soit.
La postérité ne commence proprement qu’au moment où nous cessons d’être ; mais elle nous parle longtemps auparavant. Heureux celui qui en a conservé la parole au fond de son cœur !
Mais qu’est-ce que la voix du présent ? Rien. Le présent n’est qu’un point, et la voix que nous entendons est toujours celle de l’avenir ou du passé. Demain n’est pas plus pour vous que l’année 99999. Il vous serait plus doux, et il ne vous serait pas plus difficile d’entendre le concert lointain de 99999 que celui de demain. Le ton est donné et il ne changera pas.
Mais je vous entends… Tant de grands noms oubliés ! tant de grands hommes dont les ouvrages sont perdus ou détruits, tant d’autres dont les ouvrages sont attribués à ceux qui ne les ont pas faits !… Vous m’objectez un péril auquel vous n’êtes et ne serez jamais exposé ; il n’y a plus à craindre pour les ouvrages, les actions et les noms des hommes illustres que la rencontre d’une comète. Il faut que tout subsiste ou périsse à la fois. Mais ce qu’il y a de singulier, c’est que le sentiment de l’immortalité, le respect de la postérité, n’ont jamais été plus vifs qu’en les âges où vos réflexions auraient eu quelque force. L’illustration à venir n’a perdu sa valeur que depuis que la durée éternelle du monde entier lui est assurée. C’est que les âmes ont moins d’énergie, c’est qu’il est plus court et plus aisé de mépriser que d’obtenir le suffrage des temps à venir. Cherchez bien au fond de ce sac, et vous y trouverez l’insuffisance et la paresse.
Il fut un temps où un littérateur, jaloux de la perfection de son travail, le gardait vingt ans, trente ans dans son portefeuille. Cependant une jouissance idéale remplaçait la jouissance actuelle dont il se privait. Il vivait sur l’espérance de laisser après lui un ouvrage et un nom immortels. Si cet homme est un fou, toutes mes idées de sagesse sont renversées.
Mais, dites-moi, quelle est la ressource et quel jugement vous portez d’un de mes amis ? Il s’est préparé pendant vingt années, et il a travaillé pendant dix à un des plus beaux ouvrages, à mon sens, qui existent ; de la philosophie la plus vraie, la plus solide, la plus franche, et qu’assurément il n’oubliera jamais. Sa préface commence par ces mots : Ami, quand tu me liras, je ne serai plus ; mais dans ce moment où je suis, je pense que tu ne pourras refuser une larme à ma mémoire, et mon âme en tressaillit de joie.
Cher Falconet, l’ouvrage que vous avez fait et qui passera à la postérité est une lettre que vous écrivez à un ami qui est aux Indes, qui la recevra sûrement, mais que vous ne reverrez plus. Il est doux d’écrire à son ami, il est doux de penser qu’il recevra notre lettre, et qu’il en sera touché.
Votre postérité est une loterie que je ne verrai jamais tirer. Je n’y mets point… Vous y mettez malgré vous ; et votre billet est bon, et vous ne sauriez l’ignorer. Je vois seulement que vous dédaignez une portion de votre lot. Avez-vous raison ?
Si vous aviez exécuté pour Londres, ou votre statue de l’Amitié, ou celle de Saint Ambroise, ou celle qui étend un pan de sa robe sur des fleurs d’hiver, l’admiration des Français ne vous garantirait-elle pas l’admiration générale des Anglais ? Ne jouiriez-vous pas de leur suffrage avant que de l’avoir obtenu, et ne seriez-vous pas injuste envers les Français et les Anglais, si le succès de votre ouvrage était douteux pour vous ? Eh bien ! Londres où vous avez envoyé un chef-d’œuvre dont vous ne recevez pas de nouvelles, c’est la postérité.
Appellerons-nous postérité deux ou trois siècles ? Il nous faut une pérennité bien et dûment constatée. Encore une fois, elle l’est. La lumière peut changer de contrée, mais elle ne peut plus s’éteindre.
Et les tyrans et les prêtres, et tous ceux qui ont quelque intérêt à tenir les hommes dans l’abrutissement, en frémissent de rage.
C’est un rêve que votre postérité… Ce n’est point un rêve ; ou les espérances fondées sur le mérite de nos productions, ou la comparaison de ces productions avec celles des anciens, ou l’éloge égal que nos contemporains font des unes et des autres, ou les lumières et le bon goût de ces contemporains, ou les lumières et le bon goût des autres artistes, vos envieux et vos rivaux, ou la constance de la nature que vous avez imitée, ou tout ce qui peut aujourd’hui garantir à un habile homme le succès et la durée de son nom et de son ouvrage, sont aussi des rêves.
Entassez suppositions sur suppositions ; accumulez guerres sur guerres ; à des troubles interminables faites succéder des troubles interminables ; jetez sur l’univers un esprit de vertige général, et je vous donne cent mille ans pour perdre les ouvrages et le nom de Voltaire : vous ne réussirez qu’à en altérer la prononciation.
Et puis, qu’a de commun le nom que je porte avec la sensation délicieuse que j’éprouve à penser que mon Iphigénie fera pleurer à jamais les hommes ? les hommes, entendez-vous, à jamais, entendez-vous ? c’est ainsi que Racine se parlait à lui-même.
Je reçois des éloges éclairés et sincères. Je les distingue… sans en être affecté… Avec une pareille surdité pour ceux qui crient à mon oreille, comment voulez-vous que j’entende des sons lointains ? Si le fait est vrai, il est sans réplique. Que je vous plains ! Vous n’êtes pas heureusement né. L’éloge de votre propre cœur est le seul qui vous reste, et cet éloge n’enivre pas. Vous n’aimez donc, n’estimez donc personne ? Combien de voix qui n’arrivent point à mon âme sans la troubler ! et celle de mon ami, et celle de mon amie, et celle de mon concitoyen, et celle de l’étranger, et celle de la postérité qui me console de toute la peine que j’ai soufferte pendant vingt ans.
Qu’est-ce qui soutenait les Roger et François Bacon, tant d’autres qui ont été persécutés dans des âges éclairés, tant d’autres qui ont consumé leur vie parmi des contemporains incapables d’apprécier leurs travaux, tant d’autres que la nature condamnait au malheur, en leur accordant un génie précoce pour leur siècle ? Ils étaient ou ignorés, ou méprisés, ou calomniés, ou pauvres, ou tourmentés. Ils voyaient que de longtemps ils ne seraient compris, évalués, estimés. Cependant ils continuaient de souffrir et de travailler. Parmi une infinité de motifs de leur constance, vous n’en exclurez pas du moins le seul qu’ils aient unanimement allégué : c’est que le temps de la justice viendrait. Il est venu ce temps qu’ils avaient prédit, et justice s’est faite. Rien de si commun et de si sincère que l’appel à la postérité, et quand il est légitime, il n’est point mis au néant.
Et tous ceux qui ont consacré leur vie à des ouvrages posthumes, et qui n’ont espéré de leurs travaux que la bénédiction des siècles à venir ; voilà les hommes que vous appelez des fous, des insensés, des rêveurs ; les plus généreux des hommes, les âmes les plus fortes, les plus élevées, les moins mercenaires. Envierez-vous à ces mortels illustres leur unique salaire, la pensée douce qu’ils seraient un jour honorés ?
Et ces philosophes, et ces ministres, et ces hommes véridiques qui ont été la victime des peuples stupides, des prêtres atroces, des tyrans enragés, quelle consolation leur restait-il en mourant ? C’est que le préjugé passerait et que la postérité reverserait l’ignominie sur leurs ennemis. Ô postérité sainte et sacrée ! soutien du malheureux qu’on opprime, toi qui es juste, toi qu’on ne corrompt point, qui venges l’homme de bien, qui démasques l’hypocrite, qui traînes le tyran ; idée sûre, idée consolante, ne m’abandonne jamais. La postérité pour le philosophe, c’est l’autre monde de l’homme religieux.
« Mes amis, le ciel nous a réservés pour donner un exemple mémorable à l’avenir. » Voilà les premiers mots de la harangue d’un soldat romain, résolu de se tuer plutôt que de mettre bas les armes, et exhortant ses camarades à l’imiter.
Sans doute, cet atome qu’on appelle le génie est un élément incoercible. Sans doute il y a dans l’objet même de son attention un germe d’émulation. Peut-être travaille-t-il malgré lui. Mais comptez que l’homme précoce vit, boit, mange avec les stupides qui l’environnent, mais converse avec l’avenir. C’est à ceux qui ne sont pas encore qu’il adresse toujours la parole.
Vous craignez le mépris, la honte, l’avilissement, et moi aussi. Vous êtes plus sensible aux reproches qu’à l’éloge ; je vous ressemble encore en ce point. Mais il est un sentiment que je porte bien plus loin que vous, et qui est-ce qui me blâmera de ne vouloir être blâmé ni du présent ni de l’avenir ? De redouter le mépris et de ceux qui sont et de ceux qui ne sont pas ? L’avilissement, dans un temps où je me transporte ? De rougir par anticipation, d’entendre la réclamation de nos neveux ? Eh quoi ! parce que l’idée que les hommes fouleraient un jour aux pieds ma cendre exécrée, briseraient des monuments usurpés, substitueraient aux lignes sacrilèges de la flatterie, la vérité cruelle ; parce que cette idée me tourmente, me révolte, m’est insupportable ; parce qu’elle me fait sauter de dessus mon fauteuil, et dire avec transport : « Non, cela ne sera pas, j’aime mieux être déchiré par des bêtes féroces qui m’environnent ; j’en appelle à la postérité ! » vous m’appellerez fou, insensé. Ah ! mon ami, puisse cette race de fous se multiplier à l’infini ! Tout ce que les siècles passés ont eu de braves gens en ont été ; ils l’ont dit, ils l’ont écrit.
Mais cette attente est bien incertaine… Elle n’a jamais été trompée. L’eût-elle été autrefois, elle ne le sera plus. Il faut remonter jusqu’aux temps fabuleux, aux siècles qui ont précédé la guerre de Troie, pour y supposer des noms célèbres ignorés… Elle est bien creuse. Moins vous lui accordez de valeur, plus il est généreux de s’en contenter, Mais il faut voir comment Cicéron, Démosthène, Alexandre, tout ce qu’il y a eu d’hommes extraordinaires s’en sont enivrés. Dites-moi pourquoi plus une âme antique fut héroïque, plus je la trouve pleine de cet enthousiasme ?
Je reviens à cet ami qui a adressé son ouvrage à ceux qui viendront après lui. À qui cet homme pensait-il en écrivant sa préface ? De qui s’est-il occupé dans le cours de son ouvrage ? À qui a-t-il parlé ? Avec qui a-t-il conversé ? Avec la postérité, mon ami ; avec nos neveux. Auriez-vous eu le front de dire à cet auteur qu’il était fou ? L’auriez-vous pensé ? Mais je voudrais que vous le vissiez, lorsque je suis seul avec lui dans son museum, me montrer du doigt ses posthumes et me dire : Ils les auront un jour. Je voudrais que vous vissiez la joie qui éclate sur son visage, lorsqu’il ajoute : Les scélérats hypocrites, les abominables tyrans en seront réduits à frémir autour de ma tombe ! Cette joie n’est-elle pas réelle ? Ce sentiment n’est-il pas juste, noble, naturel, honnête, sensé ? Pour être sage, à votre avis, fallait-il que cet homme restât dans l’oisiveté ? Exigeriez-vous qu’il demeurât indifférent, stupide, vis-à-vis de ses productions ? Et le blâmerez-vous de se repaître d’avance du bien qu’elles feront, et du jugement qu’on en portera !
Est-ce que vous ne voyez pas que le jugement anticipé de la postérité est le seul encouragement, le seul appui, la seule consolation, l’unique ressource de l’homme en mille circonstances malheureuses ? Permettez donc que je m’écrie encore une fois : Ô postérité sainte, à combien de maux les hommes refuseraient de s’exposer sans toi ! Combien de grandes actions ils ne feraient point, à combien de périls ils se soustrairaient ! C’est ton cri perçant qu’ils ont entendu qui les a élevés au-dessus des travaux, des dégoûts, des supplices, des terreurs de toute espèce. Combien de fois n’ont-ils pas méprisé l’éloge de leurs contemporains pour s’assurer du tien !
Non, non, monsieur, vous vous trompez. Que le grand artiste astronome sache tout seul, ou sache avec toute la nation qu’il est un moment fixe où la terre sera rencontrée dans un point de son orbite par un corps céleste qui la dispersera en mille pièces, et cette découverte flétrira son âme, et je ne me persuaderai jamais qu’elle n’opère pas sourdement en lui et que la perfection de son ouvrage n’en souffre. C’est une cause de dégoût ; quelque légère que vous la supposiez elle aura son effet.
Je vous l’ai dit et je le répète : notre émulation se proportionne secrètement au temps, à la durée, au nombre des témoins. Vous ébaucheriez peut-être pour vous ; c’est pour les autres que vous finissez. Or, tout étant égal d’ailleurs entre vous et moi, même sensibilité, même talent, même amour de la considération actuelle, même crainte du blâme présent ; si j’y joins l’idée de postérité, si j’accrois le nombre de mes approbateurs et de mes détracteurs existants, de la multitude infinie des juges à venir, j’aurai pour bien faire un motif de plus que vous ; vous serez l’homme du catafalque qu’on élève aujourd’hui et qu’on détruit demain ; je serai l’homme de l’arc de triomphe qu’on bâtit pour l’éternité.
L’énergie de ce ressort particulier n’est bien connu que de ceux qui l’ont. C’est l’homme avec la fièvre, et l’homme de sang-froid. Mais jugez-en par le discours et les actions. Ils ont tenté des choses plus difficiles. Plus ils ont attaché de prix à la vie future, moins ils en ont mis à la vie présente ; ils ont été surtout à mille lieues par delà la petite ambition de surpasser un rival ; il s’agit bien de mieux peindre cette galerie qu’on m’a confiée que celui qui peint la galerie voisine. Je ne sais ce qu’il se propose ; pour moi, je projette un monument qui m’immortalise, j’aurais fait infiniment mieux que lui que je pourrais être désespéré. J’en veux à l’admiration de mon siècle et des siècles suivants, et si je pouvais imaginer un temps où mon travail sera méprisé, toutes les exclamations de mes concitoyens ne m’étourdiraient pas sur le bruit imperceptible du sifflet à venir.

A Suivre.......