Les grands domaines en Lorraine

Par Nic. Kaumanns à Strassburg

Le château de Marimont

(Extrait de "Journal Agricole" année 1904,  n° 78  -   Transcription  Jean-Paul Peiffer)

Mon chemin de Hellocourt à Marimont me conduisit par le village de Maizières, qui présentait pour moi un intérêt particulier. Je me rappelais, en effet, que le tabac provenant de la propriété de M. Wagner et qui avait figuré à l’exposition agricole de Mannheim en 1902, y avait remporté le 1er prix. Ce fait a éveillé l’intérêt du gouvernement pour la culture du tabac dans cette région pour laquelle elle était chose presque encore nouvelle. Il est permis d’espérer que cet intérêt sera partagé par les cultivateurs du pays, grâce à l’établissement aujourd’hui décidé d’un séchoir moyennant une subvention gouvernementale et que cette culture si rémunératrice y sera pratiquée bientôt d’une manière générale avec tout le succès désirable.

C’est au trot allongé que nous traversâmes le paysage accidenté, en forme de terrasse, et que nous nous rapprochâmes de Marimont, pittoresquement assis au sommet d’une colline. Ici comme à Hellocourt je fus accueilli de la façon la plus gracieuse par l’inspecteur de ce domaine qui passa, après 1880, des mains de son propriétaire de nationalité française entres celles de M. W. Funcke, à Hagen en Westphalie, et que l’inspecteur gère aujourd’hui pour le compte des héritiers de ce dernier. L’occasion de visiter la propriété m’avait déjà été donnée l’automne dernier, et c’est avec un nouvel intérêt que je m’apprêtais à répéter cette visite à une époque bien différente de l’année.

Le château est une construction déjà ancienne et à l’aspect sévère. Il fait sur le visiteur l’impression d’avoir été privé d’un étage qui lui aurait été primitivement destiné. Derrière le bâtiment se trouvent les bâtiments d’exploitation, eux aussi de construction simple et déjà ancienne. Ils forment in quadrilatère entourant une très vaste cour qui est bornée à l’ouest par une marcairie neuve et spacieuse. Le domaine était loué autrefois à quatre fermiers qui avaient leur demeure dans les bâtiments qui enveloppent cette cour. Aujourd’hui ils servent d’asile au personnel d’exploitation et aux nombreux ouvriers polonais qu’on y occupe pendant la saison des travaux. Dans ces bâtiments se trouvent également une partie des écuries, les remises pour les voitures et les machines et autres instruments agricoles, ainsi qu’une distillerie passagèrement en exploitation. La laiterie aménagée sous le même toit que la distillerie est aujourd’hui encore pourvue de son outillage, est abandonnée depuis qu’on a renoncé à cette branche d’exploitation.

Du côté du château, la grande cour est précédée d’un bâtiment où se trouvent le pressoir et la cave. Derrière la cour, du côté opposé, se trouvent les réduits des porcs, les greniers à grains, ainsi que hangars servant à remiser la paille et dont la construction récente forme une heureuse combinaison de la maçonnerie massive avec le système usité pour les meules. Ici encore notre première visite fut pour les écuries. Celle des chevaux contient 42 têtes, dont 34 de la race lourde de Lorraine et 6 belges. A Marimont, où le sol n’est pas si argileux, ces derniers paraissent plus à leur vraie place que les autres ; mon guide s’est du moins prononcé d’une manière satisfaisante sur leurs qualités d’utilisation. Mais ce n’est pas tant la seule nature du sol qui paraît commander l’emploi des chevaux de race belge que les conditions très différentes de l’exploitation, telle que la culture de la betterave sucrière, etc., qui placent le cheval belge au premier rang comme bête de trait et de voiture. On élève ici un matériel superbe en fait de poulains de toute taille et de tout âge. Déjà sur mon trajet avant d’arriver au domaine j’avais eu l’occasion de les voir cabrioler gaîment à la pâture.

La tenue des bêtes à cornes revêt ici un caractère tout différent de celui de Hellocourt et, en général, du reste de la Lorraine. On n’y pratique ni l’élevage ni l’exploitation de la laiterie, mais on achète les animaux les plus jeunes possible et on les engraisse avec la plus grande rapidité. Dans la marcairie aux dimensions très allongées j’ai contemplé des représentants des races les plus diverses. Côte à côte se trouvaient la vache lorraine au pelage jaune rouge, des bêtes à pelage brun et à pelage noir, la vache frisonne (hollandaise) et des représentants de la race Durham. Même la race pie des Vosges y était représentée. L’engraissement se fait à la pâture et à l’étable. Le domaine possède à cet effet deux grands pâturages d’une étendue de 10 hectares chacun et les deux méthodes ont des avantages qui ne sont pas à méconnaître. Dans certains cas, on fourrage le bétail à l’engraissement rien qu’avec du fourrage vert, dans l’autre cas, exclusivement avec des aliments secs.

Ce qui offre un intérêt particulier c’est l’élevage des porcs, qui est pratiquée ici d’une façon extraordinairement grandiose et intensive. Les porcheries renferment bien 400 bêtes. Je n’y vis pour la plupart que des truies avec leurs petits, ainsi que des cochons de lait jusqu’à 8 semaines et déjà sevrés. Les petits cochons sont nourris en première ligne avec de l’orge, puis avec du lait et des pommes de terre. Il paraît qu’un petit peu de poussier de charbon mélangé aux aliments produit l’effet le plus favorable sur la digestion.

Tous les autres porcs sont lâchés aux champs deux fois par jour. Ils passent le reste du temps jusqu’à l’arrière saison, tant de jour que de nuit, aussi bien que durant le jour en hiver, à l’air libre, dans un parc de 2 hectares planté d’arbres fruitiers, qui sont tous entourés d’une clôture de garantie très pratique. A 30 centimètres a peu près du tronc, on enfonce à terre, en forme de triangle, des pieux d’environ 1,50 mètre de hauteur, qui sont reliés entre eux avec des lattes  et mettent ainsi les troncs à l’abri de toutes les atteintes des bêtes. Ce parc, ainsi qu’un second de même nature et de même dimension, sont plantés alternativement chaque année de topinambours, que les animaux déterrent eux-mêmes en hiver et se procurent ainsi une nourriture dont ils sont très friands. Outre ces tubercules, on leur sert encore deux fois par jour une nourriture chaude composée de son, de farine de riz, de farine de viande, de la farine de maïs, selon les saisons et selon que les animaux sont destinés à l’engraissement ou à l’élevage. On ajoute en grandes quantités à ces aliments des déchets de tous genres. Les animaux on toujours à leur disposition de l’eau fraîche en suffisance pour la boisson et pour s’y vautrer. C’est une erreur grave de prétendre que le porc a une grande prédilection pour la vase et le marais. Il recherche, au contraire, de préférence le réduit le plus propre, et l’expérience a prouvé que les porcs tenus à tous points de vue en état de propreté, ce à quoi il faut ajouter les bains à l’eau fraîche, sont toujours ceux qui font les progrès les plus rapides dans l’engraissement. On emploie pour la reproduction des verrats de race Yorkshire, de laquelle on a à Marimont des échantillons vraiment superbes. La porcherie a un bon débouché dans les environs même, ainsi que dans tout le reste de l’Alsace-Lorraine. Les prix tant des porcs gras que des petits cochons se règlent sur les cours généraux du marché. De grands syndicats d’élevage achètent de préférence aux fins de reproduction de jeunes verrats qu’ils paient un bon prix. Le croisement de notre porc de pays avec le verrat de la race Yorkshire fournit au cultivateur lorrain un porc tout à fait adapté à son climat et qui se distingue tant par la rapidité de sa croissance que par ses facilités d’engraissement.

Le domaine comprend 500 hectares, dont 100 hectares de forêts, 325 hectares de terre en culture, 50 hectares de prés et pâturages, 11 hectares de vignes, et 7,5 hectares d’étangs. Le reste se décompose en vergers, potagers, parcs et bâtiments. La propriété est bien arrondie dans son ensemble. Les vignes sont situées au midi sur des revers de coteaux et leur culture y prend d’année en année une extension plus considérable. On cultive le raisin blanc et le raisin rouge (Sylvaner, pinot blanc et pinot rouge). La vigne n’est façonnée que par des ouvriers indigènes, la plupart des femmes et des filles du village voisin de Bourdonnaye. Le vin fourni par les pinots est vendu sous forme de clairet aux fabriques de mousseux et jouit d’une assez belle vogue.

C’est avec un légitime orgueil que, dans notre ronde à travers le domaine, mon guide a appelé mon attention sur l’état superbe des cultures. De sa nature déjà, le sol est meilleur à Marimont qu’à Hellocourt, ce qui donne à l’exploitation un caractère tout différent. Il n’y a ici que peu d’argile pur. C’est que le sol est pour la plupart un argile lehmeux, et en partie un composé de terre sablonneuse et de lehm. Grâce à toutes les conquêtes de la culture moderne alliées à l’activité énergique et à l’intelligent savoir-faire de l’inspecteur, la terre y a été l’objet d’une révolution complète. Là où il ne poussait autrefois que des récoltes malingres et clairsemées, on fait aujourd’hui des récoltes très rémunératrices ; tout le mérite en revient aux efforts que nous venons de signaler, mais aussi aux sacrifices considérables en argent faits jadis par le propriétaire. Quiconque ne fait que jeter un coup d’œil furtif sur le domaine n’est pas du tout à même de se faire une idée nette du travail que nécessitent chaque année l’arrondissement de la propriété, les drainages et les cultures avec la charrue à vapeur. C’est en comparant les terres du domaine avec celles des propriétés voisines qu’on s’aperçoit le mieux combien les premières diffèrent des autres. Après avoir traversé une grande pièce plantée de betteraves fourragères, et longé une pièce de pommes de terre de 20 ha, mon attention fut captivée surtout par deux pièces de betteraves sucrières d’une étendue de 20 ha chacune. Comme j’avais vu l’automne dernier la récolte faite à Marimont, je suis fondé à croire que le rendement des betteraves sucrières par hectare est au moins de 350 quintaux métriques. Les champs avaient un aspect superbe. Environ 40 jeunes  filles polonaises étaient occupées à la pénible besogne du piochage sous l’œil vigilant de leur surveillant… (suivent quelques mots illisibles)… les transporter à cet effet par voitures, sur une distance de 8 Km, au port du canal à Moussey, où elles sont embarquées pour arriver après 7 jours de navigation à leur destination. Autant que je sache, Mari mont est le principal fournisseur de la sucrerie d’Erstein. Les 37 ha de blé, les 30 ha d’orge, les 30 ha d’avoine et les 20 ha de seigle forment avec 20 ha de colza dans la rotation de culture, un complant d’un aspect vraiment réjouissant. Trèfle, luzerne, betteraves fourragères et carottes n’auraient pas, de leur côté, pu témoigner d’une végétation plus luxuriante sur la meilleure des terres. De tous côtés, j’ai été forcé d’admirer le travail et l’activité extraordinaires déployés sur ce domaine. Mais aussi, que de frais pour mettre ici un jour de terre en un état aussi convenable.

N’oublions pas toutefois les vastes étendues affectées à la culture des pois. La récolte de 10 ha sur les 25 est cueillie en vert pour être vendue aux fabriques de conserves. Un champ d’expérience, où sont cultivées 8 espèces différentes, doit servir à déterminer quelles variétés conviennent le mieux au sol et aux autres conditions du domaine. Il me semble qu’en dépit du travail immense qu’exige la récolte des pois, c’est encore là une culture très rémunératrice.

De même qu’à Hellocourt, la forêt aux essences feuillues est confiée à la surveillance d’un garde de l’Etat, est dans une situation des plus satisfaisantes.

Dans l’étang situé un peu à l’écart, et dont la contenance est de 7,5 hectares comme il a été dit plus haut, on élève des tanches et des carpes. Les premières séjournent de préférence au fond de l’eau où elles trouvent une nourriture plus abondante que les carpes. La tanche est d’une croissance lente, mais sa chair est bien supérieure à celle de la carpe. En mettant l’étang à sec, il y a quelques années, on y a cultivé un tabac d’excellente qualité. En somme, M. Michel * a raison lorsqu’il prétend que les surfaces liquides donnent un rendement bien plus rémunérateur que les meilleurs champs de blé. Ici encore, le profit tiré de l’étang est un des plus agréables en même temps que des plus faciles à réaliser.

Au retour de notre ronde à travers le domaine, je vis paître dans un champ de trèfle un troupeau d’environ 100 porcs et tout prêt de là, dans de savoureuses prairies, une partie du bétail à l’engraissement. Il faut dire que le fourrage vert se trouve ici en abondance. Nous retournâmes au château, où nous attendait une excellente collation, en traversant le vieux parc aux arbres majestueux, lequel, dans son état de demi abandon, produit un effet vraiment romantique et encadre très poétiquement quelques rares vestiges d’un vieux donjon autrefois situé au sommet de la colline voisine. Je pris congé de M. l’inspecteur, en le remerciant chaudement de sa réception et avec un cordial " au revoir " ; et au grand trot, la voiture m’emporta par la route d’Azoudange à la station de ce nom, où je devais monter dans le train d’Avricourt. Plus d’une fois pendant le trajet je tournais la tête pour revoir encore les lieux que je venais de quitter et dont les massives maisons de Maizières me masquèrent bientôt la vue.

* Walter et Michel, 2e partie, édition pour les écoles d’adultes rurales

 

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